"La Peau de l'Arlequin" écrit en 1975 par François Chalais, journaliste et critique de théâtre et de cinéma renommé, retrace ses souvenirs d'interviews les plus marquants. Sont abordés entre autre, Fernandel, Bourvil, Yves Montand et bien sûr de Louis de Funès dont vous trouverez le contenu ci-dessous. Vu la date de parution de ce livre, peut-être Louis de Funès a-t-il eu l'occasion de le lire ?
(Extrait)
..... Louis de Funès parle avec ses oreilles, écoute avec sa bouche, gigote là ou les autres demeurent figés, s'immobilise soudain quand tout autour de lui s'agite, se met à séduire du jour où il a perdu ses cheveux, irritant, brouillon, précis, naturel, tarabiscoté, humanoïde d'une race de robot venus d'une planète inconnue, mécanique dans les roues dentées de laquelle il hasarde imprudemment la langue, cancre et prix d'excellence, Fregoli du borborygme, Machiavel de la culbute, Pierrot qui se tordrait la cheville en dégringolant de la lune qu'il a décrochée... Ce n'est pas possible, sa Légion d'honneur doit être montée sur ressort. Il va, en pressant dessus, en faire jaillir un jet d'eau...
Qui aurait pu deviner la fabuleuse épopée de ce Gilles de Watteau auquel on aurait rajouté des moustaches au cochon fumé, tandis que dans la gorge la bande magnétique d'un enregistrement d'oiseau semble tourner à toute allure à l'envers ? Personne. Même aujourd'hui, sur le sommet des sommets, il a toujours un peu l'allure d'un figurant égaré dans des coulisses où il serait venu vider les cendriers de la vedette. Pendant d'interminables années, il n'a été que le plan de coupe que l'on met entre deux comédiens fameux, pour éviter qu'ils ne se nuisent en se cognant l'un contre l'autre. L'apercevant dans un éclair, on se disait : "Tiens ! Enfin quelqu'un qui ne ressemble à personne..." et déjà, il avait disparu de l'écran. Déçu de ne plus le voir, on quittait la salle et l'on allait, sur le trottoir en face, à la recherche de nouveau film. Bonheur ! On le découvrait là aussi : derrière un arbre, tombant d'une fenêtre, recevant une jarre de crème sur le crâne, faisant irruption dans une soupente où des dames feignaient de s'habiller... Une fois de plus, on se calait dans son fauteuil pour mieux savourer la rencontre. Bof ! il en avait terminé... Ainsi s'est déroulée la plus belle carrière de bouche-trou des annales du Cinéma français.
Le succès a fait irruption dans sa vie aussi brusque qu'il avait été tardif. Inconscience ou réaction, mal conseillé autant que mal exploité, Louis de Funès allait se condamner à ne plus jouer que son propre faire-valoir. Son nom trop vite trop grand, c'est juste s'il ne fallait pas mettre des rallonges aux affiches rien que pour la particule. Maître absolu de ses onomatopées, pape infaillible de la cabriole, il plissait son front et cela faisait un joli petit bruit d'écus qui tombent. Ses anciennes vaches maigres n'étaient plus faites, matière grise comprise, que de steaks dans le filet. Il était, selon le cas, toujours aussi bon ou aussi mauvais qu'avant. A l'exemple de presque tous les comiques, même les meilleurs, s'il était exécrable quand il n'était pas excellent, comme il était excellent dès qu'il n'était plus exécrable... Il lui eût suffi pourtant, dès ce moment, pour conquérir la place qui est maintenant la sienne, de cesser de secouer un cocotier dont les noix se détachaient un peu trop facilement des branches, toujours décidé à prendre pour un effet amusant le fait qu'elles lui dégringolent sur la tête. Une espèce de gaspillage qu'il devait considérer comme une économie ne l'induisait qu'à empiler les uns sur les autres des titres de films réalisés par des metteurs en scène sans titre. Etait-ce, avant même d'avoir donné sa mesure, le retour à zéro d'un talent qui revenait de loin ? On eut toutes les raisons de le craindre. C'est une erreur de ne pas avoir inventé des cours du soir pour apprendre aux artistes de digérer le succès. Surmenée jusquà la limite de l'explosion, la belle machine à faire rire tendait à ne plus être qu'une machine tout court. Le virtuose de concert était victime de sa passion immodérée pour les solos. Herbert von Karajan de la crise d'épilepsie, pour continuer les comparaisons musicales, l'homme-orchestre avait oublié qu'un orchestre c'est d'abord une assemblée de musiciens où même le plus humble a son utilité ; et qu'il faut, pour que naisse une musique, quelque chose qui ressemble à une partition.
Irritable dès que son travail est mis en cause, doué d'une sensibilité de pétale sous la pluie, Louis de Funès, cependant, un des seuls de sa race, connaît l'art de la réflexion qui n'hésite pas à tout remettre en question, à commencer par le socle des statues que l'on croyait de marbre éternel, quitte à éprouver la déconvenue de comprendre qu'elles n'étaient que de plâtre friable. Au faîte de sa nouvelle renommée, un beau matin, après avoir bien pesté contre ceux - dont l'auteur de ces lignes - qui tiraient la sonnette d'alarme dans les couloirs du train superbement enrubanné de son triomphe, il avait courageusement admis qu'il fallait se livrer à une révision déchirante. Etincelant chez Gérard Oury, il se demande pourquoi il permettrait à qui ne le mérite pas de gâcher la plus riche nature comique de ce temps. Alors, comme c'est Gérard Oury justement qui l'a sorti de l'ornière, c'est vers lui qu'il se tourne. Dans un réflexe d'humilité, mais aussi de lucidité, il s'engage à ne plus signer aucun contrat sans l'accord de son metteur en scène fétiche. Ainsi certains joueurs drogués par leur vice, et qui veulent s'en détacher, se font-ils interdire dans les casinos.
Premier résultat heureux, débarrassé du cortège de ses flatteurs, qui ne savaient que lui fredonner ce refrain :"LdF, tu es le meilleur... Il n'y a que toi pour savoir faire ça..." Louis de Funès n'habite plus désormais qu'avec ses vrais voisins : Max Linder, Max Dearly, Victor Boucher... Ce Victor Boucher, en particulier, une de mes premières émotions de théâtre, si remarquable que je l'ai vu donner de la vie à un néant de Jean de Létraz intitulé Bichon. Il y était irrésistible lorsque, saisissant un cor de chasse qu'on voulait lui prendre, il s'écriait : "Mon cor est à moi..." il faut le faire. Mais tout est dans la manière.
Cette manière est justement celle de Louis de Funès. Prenez Oscar, par exemple, pièce sans pièce écrite sur rien par personne, mais dont l'adresse de l'interprète a fini par faire croire à celui qui l'a signée qu'il était un auteur dramatique. A partir de cette suffisance, que parvient-il à suggérer ? Qu'il est un poisson rouge dans un bocal, une cervelle écrasée que l'on balaie sur la chaussée, un dieu du stade qui court sur place un cinq mille mètres déchaîné, un violoniste pour noces et banquets, un bourreau sur l'échafaud qui montre sa propre tête au peuple... Il gonfle les narines, et l'on dirait un typhon qui va ravager les Caraïbes. Impossible, dans les pires incommodités, d'avoir à ce point l'air d'être à l'aise. Pourtant... pourtant je ne suis pas sûr de divaguer si j'affirme, le temps d'une comédie, l'espace d'un film, qu'il ne nous délivre de notre inquiétude que pour pouvoir un instant oublier la sienne.
Pas inquiet de Funès ? C'est lui qui a inventé l'inquiétude ! Il croit toujours que les anciennes années vont venir lui réclamer un arriéré de dettes impayées. Et que, cette fois, il ne s'en tirera pas avec des convulsions. On peut lui donner des milliards à engranger dans les combles de son château, il s'imaginera à la veille de la ruine. Plus fastueusement célèbre qu'il ne n'est, il chercherait volontiers à qui il faut s'adresser pour faire de la figuration. Cette singulière disposition d'esprit, nous l'avons vu, nous le verrons encore, est fréquente chez les comédiens arrivés. Je n'ai pas dit "parvenus", ceux-là étant sans complexes. Leur réussite a été si soudaine, même s'ils ont attendu comme de Funès vingt ans pour qu'elle soit rapide, qu'ils ne connaîtront jamais le confort d'y être habitués. A cela s'ajoute chez Louis de Funès un autre handicap : une timidité dont il y a peu d'exemples dans la profession. La première fois que j'ai eu l'occasion de l'interviewer, je ne me doutais pas de l'anxiété qui est la sienne à l'idée d'avoir à aligner des mots en réponse à des questions. Un acteur célèbre, pensais-je, est un peu comme un ministre en exercice ou un chef d'Etat. Ceux-ci savent d'avance les problèmes que l'on va aborder. Ils ont tout prêts, au besoin rédigés par leurs collaborateurs, des développements sur tous les sujets importants du moment. Imagine-t-on de Gaulle pris de court sur l'Algérie ? Ou Valéry Giscard d'Estaing séchant sur le chapitre de l'inflation ? Du gâteau pour ces champions de la spontanéité longuement préparée d'avance. Ce qui explique que rien ne ressemble plus à une assemblée de petits garçons en classe que les journalistes entassés sur les chaises dorées d'une conférence de presse officielle.
Certes de Funès n'avait pas la partie aussi belle. Une malédiction pèse sur tous les acteurs comiques : ils ont le devoir, en toutes circonstances, d'être drôles, sous peine de décevoir leur auditoire ou de passer pour de mauvais coucheurs. Qu'ils ouvrent la bouche, il est indispensable qu'en jaillisse une cascade de poil à gratter. Qu'ils s'épongent le front sans forcer les éclats de rire est une faute qui leur sera rarement pardonnée.
Dans la loge des studios d'Epinay, il faisait les cent pas en attendant le messager de l'Inquisition. Le pire était le mieux qu'il eût osé espérer. Parfois, la porte s'entrouvrait, laissant passer le visage hilare de son partenaire, Bourvil, qui se régalait malicieusement d'un trac dont il n'ignorait rien pour l'avoir éprouvé lui-même.
Je ne suis par précisément un orateur, commença Louis de Funès.
Disant cela, il bégayait assez pour ne pas avoir besoin d'en apporter la preuve. Ce fut à mon tour de paniquer. Dans une interview, contrairement à ce que croient certains, il faut être deux. Qu'allaient devenir ce maelström d'hésitations et de hoquets, de dérobades et de salive avalée de travers, les misérables petites questions dont j'attendais pourtant qu'elles fournissent à mon interlocuteur l'occasion d'un feu d'artifice ? Les questions, d'ailleurs, importaient peu. J'ai toujours eu, en effet, la conviction qu'elles ne sont rien ; seules comptent les réponses. Si vous demandez à Robert Thomas ou à Marc Camoletti ce que c'est que le théâtre, votre interrogation est sans intérêt. Mais comme elle est remarquable, en revanche, si c'est à Molière que vous l'adressez, et qu'il vous réponde ! De quel monument aurez-vous été ainsi à l'origine... "Le Théâtre, me dit Molière, les yeux rêveurs, le Théâtre... Je suis heureux que vous me posiez la question... J'ai tant de choses à déclarer sur ce sujet... Et c'est à vous, qui avez eu l'intelligence de me mettre sur ces rails, que je vais faire mes confidences... Le Théâtre, donc, dit Molière, c'est..."
Nous n'en n'étions pas là. Je n'avais en face de moi qu'un pauvre corps tourmenté par les douleurs d'un enfantement impossible. C'est alors que j'aperçus, sur la table, un catalogue dont ses doigts froissaient nerveusement la couverture. Un modeste catalogue de fleurs que lui avait envoyé un spécialiste de l'oignon fertile et de la tige impériale, plein de sous-titres qu'il eût fallut être au moins agrégé de latin pour déchiffrer.
Vous aimez les roses ? fis-je en songeant que j'étais en train de battre le record de l'interview la plus niaise.
Il les aimait. Comme il les aimait bien ! Et le miracle se produisit. Il fut, à leur propos, intarissable, éblouissant, humain, savant, subtil. Je ne me rappelle plus si nous avons parlé d'autre chose. Mais ce que je sais, c'est que plus jamais je ne verrai Louis de Funès sans penser à ce jardin secret qu'il porte en lui, le plus fidèle de tous les miroirs où il pourrait se contempler. A ce catalogue aussi auquel il a su, merveilleux jardinier, comme à celui de ses pirouettes, donner l'inimitable parfum de la vérité.